Les bébés sont des champions de l’apprentissage de langues. Les adultes qui se lancent dans l’apprentissage d’une langue étrangère jalousent souvent leurs facilités. Peut-on percer leurs secrets ? Le point sur les avancées scientifiques.

Les bébés ont longtemps été perçus comme des êtres inachevés, qui n’ont pas encore développé des capacités proprement humaines. Les Romains considéraient qu’il fallait éloigner les nouveaux-nés de leur état sauvage. Leur esprit devait être transformé par l’éducation. Les bébés devaient notamment accéder à la maîtrise de la langue. Ils étaient désignés par le terme infans, qui signifie « non parlant » et souligne la vision du bébé comme un être non abouti, incapable de communiquer. Le corps des nourrissons était aussi considéré comme informe, trop mou ;  plusieurs pratiques visaient à le modeler. Les bébés étaient emmaillotés dans des bandelettes qui comprimaient les parties du corps à affiner. Ils étaient aussi massés vigoureusement, baignés dans de l’eau froide, strictement rationnés en nourriture et réveillés s’ils dormaient trop longtemps. Traiter un nouveau-né de cette manière peut nous paraître révoltant. Ils étaient fous, ces Romains ! Avant de nous moquer de leur manque de discernement quant aux besoins de leur progéniture, notons que ce qui nous semble aujourd’hui évident ne l’a pas été jusqu’à tout récemment. Il y a moins de cinquante ans, en France, des bébés étaient encore opérés sans anesthésie ! On considérait en effet que leurs sens et leur mémoire n’étaient pas assez développés pour réellement souffrir de la douleur. Ces pratiques révèlent que le bébé a longtemps semblé désorganisé, immature. Pourtant, il apprend très vite. L’apprentissage de la langue maternelle est un phénomène particulièrement surprenant. Les bébés accèdent à la compréhension et à la maîtrise de leur langue avec une efficacité redoutable, supérieure à celle d’apprenants adultes. Quels sont donc les talents cachés de l’infans ?

Le cerveau du bébé est déjà organisé

Le bébé qui vient de naître peut paraître désorienté, submergé par ses sensations. On a longtemps pensé qu’il ne savait pas encore distinguer ses différents sens. C’est faux : chaque sens est déjà associé à une partie du cerveau bien précise, qui est la même chez tous les êtres humains. Les circuits cérébraux du nourrisson sont déjà organisés selon la même « carte » que chez l’adulte.
Bien sûr, ces circuits doivent encore se développer. Au début de la vie, les fibres de connexion entre les neurones se multiplient très vite, pour permettre la circulation de l’information. Ces fibres ne sont pas encore tout à fait terminées, ce qui explique les réactions souvent lentes des bébés. Au fur et à mesure, elles s’entourent d’une gaine de myéline, un isolant qui accélère la transmission de l’information : les routes du cerveau deviennent des autoroutes !

Le cerveau bien structuré du bébé est hérité de l’évolution. Il lui permet de venir au monde avec un stock de connaissances de base. Dès le début de sa vie, il est déjà surpris par certains tours de magie. S’il ne savait rien sur le fonctionnement du monde, il ne manifesterait pas de surprise. Le bébé naît avec quelques concepts, comme celui de nombre. Si on lui présente une image contenant trois points, puis une autre contenant quatre points, il sait distinguer les deux. Il tient cette capacité de l’architecture de son cerveau : certains de ses neurones s’activent spécifiquement quand trois unités sont présentées, alors que d’autres s’activent quand quatre unités sont présentées. Les recherches ont montré que beaucoup d’autres animaux ont aussi ce concept du nombre inscrit dans leur cerveau. Même les poussins savent compter !

Avoir des connaissances de base ne suffit pas. Il faut pouvoir s’appuyer sur celles-ci pour construire d’autres connaissances. Le bébé possède, de manière innée, la faculté d’apprendre. Face à une situation nouvelle, il a une idée de ce qu’il va se passer, grâce aux connaissances qu’il a déjà. Si ce qu’il se passe est différent de ce qu’il imaginait, il doit mettre à jour ses connaissances. Petit à petit, il appréhende le monde de manière de plus en plus fine. Le neuroscientifique Stanislas Dehaene envisage le bébé comme un scientifique, qui formule des hypothèses et les teste pour comprendre ce qui l’entoure.

Apprendre les sons, les mots et la structure de la langue

Le bébé raisonne en bon scientifique, mais cette capacité est-elle suffisante pour apprendre une langue ? Imaginez être téléporté dans un pays étranger, où la langue parlée est complètement différente de celles que vous maîtrisez. Il vous faudrait apprendre à reconnaître les sons, comprendre comment ils s’agencent pour former des mots, déterminer leur sens, mais aussi savoir comment ils s’assemblent au sein d’une phrase… Comment les bébés s’en sortent-ils face à une tâche qui nous semble si colossale ? Essayons de décrypter leur méthode d’apprentissage, à chaque étape du processus.

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L’apprentissage des sons

Le nouveau-né ne part pas de zéro. Il sait déjà reconnaître sa langue maternelle. Dès le dernier trimestre de la grossesse, le fœtus est capable d’entendre. Le son qui lui parvient à travers la paroi de l’utérus est bien sûr déformé, mais il lui permet tout de même de percevoir la mélodie de la langue. Plusieurs études scientifiques ont mis en évidence les capacités auditives du fœtus, comme celle menée par le chercheur britannique Peter Hepper en 1991. Il a étudié un groupe de femmes enceintes qui regardait chaque jour une série télévisée et l’a comparé à un groupe de femmes qui ne regardaient jamais cette série. A la naissance, les bébés des femmes qui regardaient la série réagissaient différemment à l’écoute du générique : ils le reconnaissaient ! Avant d’être étayé par les recherches scientifiques, ce rôle précoce de l’audition avait déjà été pressenti dans certaines cultures. En Inde, il est ainsi préconisé de porter un collier muni d’une cloche tout au long de la grossesse, à proximité du ventre. Le son familier de la cloche permet de calmer le bébé après sa naissance.
Le nouveau-né est capable d’entendre les sons de toutes les langues du monde. Au fur et à mesure qu’il grandit, il se spécialise pour les sons des langues auxquelles il est exposé. Il connaît les voyelles de sa langue maternelle aux alentours de six mois et les consonnes vers douze mois. Après l’âge d’un an, les sons des autres langues deviennent plus difficiles à percevoir.

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L’apprentissage des mots

Identifier les sons de la langue ne suffit pas : il faut comprendre comment ils s’assemblent pour former des mots ! Mais comment extraire des mots du flux de parole, alors qu’on ne marque pas toujours de pauses en parlant ?
Le bébé entend une grande quantité de phrases, quotidiennement. Cette exposition massive est très utile pour décoder la langue. Au fur et à mesure, le bébé se rend compte des probabilités de transition entre les différentes syllabes. Par exemple, « pa » est très souvent suivie de « pa » : le nourrisson comprend que ces deux syllabes vont ensemble pour former le mot « papa ». En quelques mois, il peut ainsi repérer les mots les plus courants de sa langue. Une expérience de la chercheuse américaine Jenny Saffran a montré qu’en seulement deux minutes, les bébés pouvaient identifier les mots dans un flux de parole formé de quelques mots inventés de deux syllabes, répétés en boucle dans un ordre aléatoire.

Comment rattacher les mots repérés à une signification ? Bien sûr, souvent, l’adulte aide l’enfant en pointant l’objet du doigt en même temps qu’il donne son nom. Mais comment comprendre précisément ce que l’adulte veut exprimer ? Quand on lui dit « Regarde le chien », comment le bébé sait-il que « chien » ne désigne pas le concept d’animal en général, ou bien la truffe du chien ? Là encore, le bébé bénéficie de l’exposition quotidienne à sa langue maternelle. Au fur et à mesure qu’il rencontre les mots dans des situations différentes, il comprend plus finement à quoi ils réfèrent.
Pour comprendre le sens d’un mot nouveau, le bébé s’appuie aussi sur le vocabulaire qu’il a déjà acquis. Si on lui montre un chien et un ornythorinque, et qu’on lui dit « regarde l’ornythorinque », il saura quel animal regarder même sans connaître le mot ornythorinque. Il part en effet du principe que si on avait voulu désigner le chien, on aurait utilisé le mot chien. Notons tout de même que les bébés bilingues pourraient, dans cette situation, regarder le chien : ils savent qu’une même réalité peut être désignée par différents mots.

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Comprendre ce que désignent les mots est plus compliqué qu’il n’y paraît. Un livre reste un livre qu’il soit bleu ou rouge, petit ou grand, que sa couverture soit lisse ou rugueuse. En effet, nous regroupons généralement les objets dans des catégories selon leur forme, indifféremment de leur couleur, taille et texture. Il s’agit d’une évidence pour les adultes, mais pas pour les bébés. Ils prennent donc tous les aspects possibles en compte pour identifier les différents objets qu’un mot désigne. Ils ne découvrent que le critère de la forme prime sur le reste qu’au fur et à mesure des expositions. Une expérience a été menée par Linda Smith en 2002. Elle consistait à montrer à des bébés de dix-sept mois deux objets de même forme, avec des couleurs et textures différentes, tout en les désignant par un même nom. Cette démonstration permettait aux bébés de savoir catégoriser eux-mêmes de nouveaux objets selon le critère de la forme. Après cette brève expérience, les bébés rentraient chez eux. Deux mois plus tard, les bébés entraînés à reconnaître les objets selon leur forme avaient acquis bien plus de vocabulaire sur les objets que des bébés non entraînés. La compréhension du principe a permis d’améliorer leur apprentissage de la langue maternelle ! Ces résultats fournissent des informations utiles : les imagiers destinés aux bébés devraient être conçus de manière à faciliter la découverte de ce principe. Au lieu d’illustrer chaque mot par un seul objet, ils pourraient montrer plusieurs objets de même forme, avec des couleurs, textures et tailles différentes.

L’apprentissage de la structure

En plus d’apprendre du vocabulaire, le bébé doit aussi apprendre comment les phrases de sa langue sont formées. La grammaire est une caractéristique universelle des langues : les mots s’assemblent selon une structure bien déterminée. Les pidgins, langues destinées aux échanges entre des locuteurs de langues maternelles différentes, n’ont pas de réelle structure. Néanmoins, les enfants qui apprennent un pidgin en tant que langue maternelle le « créolisent » spontanément : ils inventent des conjugaisons, ajoutent des articles…
Attention toutefois : même si la capacité de comprendre la structure des langues est innée, il est nécessaire de la développer dans ses premières années, sous peine d’en être privé pour le reste de sa vie. Le cas de Victor de l’Aveyron illustre bien cette problématique. Trouvé dans les bois en 1797 à l’âge d’environ dix ans, cet enfant a grandi seul, sans contact avec d’autres humains. De nombreuses tentatives ont été faites pour lui apprendre à parler. Il a pu acquérir du vocabulaire, mais la syntaxe lui est restée inaccessible.

Pour apprendre la structure de sa langue, le bébé s’appuie sur le rythme de la parole : nous faisons spontanément de courtes pauses entre les différents éléments de sens d’une phrase. Il utilise aussi ses compétences de scientifique. Il se rend compte que les mots grammaticaux, comme « le », « de » ou « ce », reviennent bien plus fréquemment que les autres, et sont particulièrement courts. Il comprend alors que ces mots servent de liant au sein des phrases, qu’ils ne désignent pas un objet ou une action. Entre huit et onze mois, le bébé connaît les mots grammaticaux de sa langue maternelle. A vingt mois, il sait que « je » est généralement suivi d’un verbe, et « le » d’un nom. Il sait aussi appliquer des règles de grammaire. Il place par exemple la négative correctement : avant le verbe lorsqu’il est à l’infinitif (« pas dormir ») et après lorsqu’il s’agit d’un verbe conjugué (« dort pas »).

Maman parlant avec son bébé

Le bébé apprend en interaction

Nous l’avons vu, le bébé est doué pour les statistiques. Mais ne le prenons pas pour une machine ! Les interactions sociales sont indispensables à l’acquisition du langage. La chercheuse Patricia Kuhl a réalisé une expérience étonnante. Des bébés américains âgés de neuf mois sont venus dans son laboratoire pour douze sessions de vingt-cinq minutes chacune. Certains bébés étaient placés face à un locuteur du mandarin, qui leur parlait, leur lisait des histoires et leur montrait des jouets. D’autres étaient placés face à un écran de télévision qui diffusait un enregistrement présentant la même situation. Les bébés qui étaient face à la personne physique ont appris à reconnaître les sons du mandarin : ils ont conservé une sensibilité à ces sons en grandissant, comme pour ceux de leur langue maternelle. Ceux qui ont regardé la vidéo l’ont perdue, bien qu’ils aient été fascinés par l’écran. Pourquoi n’ont-ils rien appris ?

L’interaction est fondamentale pour le bébé. Il voit l’adulte comme une personne qui possède le savoir et peut le lui transmettre. Il attend de lui qu’il réponde à ses sollicitations pour le guider dans ses apprentissages. Les nourrissons s’intéressent spontanément à leur environnement social. Les nouveaux-nés prêtent une grande attention aux visages. Il semblerait que les fœtus s’y intéressent déjà, même s’ils n’en ont jamais vus. Ils préfèrent regarder trois points lumineux agencés en forme de smiley, plutôt que selon une disposition qui n’évoque pas un visage. L’expérience a été menée par Vincent Reid en 2017, en projetant de la lumière à travers la paroi de l’utérus.
Les bébés privés d’interactions sociales ne peuvent pas se développer correctement. Au XIIIe siècle, l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen a fait conduire une terrible expérience. Il souhaitait déterminer dans quelle langue les humains s’exprimaient naturellement. Six bébés ont été isolés et élevés sans aucune interaction. Ils étaient nourris et soignés, mais les nourrices avaient interdiction de communiquer avec eux. L’idée était de voir quelle langue ils allaient spontanément parler. Privés d’affection, tous les enfants sont morts : les interactions sont fondamentales au développement du bébé.

Les interactions permettent au nourrisson d’apprendre à converser avant même de savoir parler. Il échange en effet des vocalisations avec les adultes. Ces échanges peuvent sembler rudimentaires, mais ils permettent en fait d’acquérir des compétences de communication essentielles. Ainsi, à trois mois, le bébé est déjà capable d’imiter l’intonation de l’adulte, de se synchroniser vocalement avec lui. Il se synchronise aussi gestuellement, en bougeant au rythme de la parole qui lui est adressée. Entre trois et quatre mois, le bébé sait anticiper ses tours de parole.
Ces échanges fondés sur la mélodie permettent au bébé de comprendre le sens que veut lui transmettre l’adulte avant de comprendre la langue. Il lui permettent aussi de communiquer ses propres émotions et de s’entraîner à maîtriser sa respiration et les muscles nécessaires à la parole pour être ensuite en mesure de la produire.
Les bébés sont particulièrement sensibles à la musicalité de la langue et à la musique. Dans toutes les cultures, les adultes chantent pour les bébés et s’adressent à eux dans un langage chantant. Ce langage facilite l’apprentissage des sons de la langue : ils sont présentés de manière exagérée. Selon le linguiste Ivan Fonagy, avant d’utiliser la parole, l’humain communiquait par des intonations, puis par des vocalisations intermédiaires entre la musique et le langage, qui ont permis l’émergence de ce dernier. Le développement langagier du bébé suivrait donc les mêmes étapes que l’évolution langagière de l’espèce humaine !

Lila Lumière
Lila Lumière est étudiante en sciences cognitives à l’université Lumière Lyon 2.

Pour aller plus loin
– Livre : DEHAENE, Stanislas. Apprendre ! : Les talents du cerveau, le défi des machines (Odile Jacob, 2018).

– Conférences :
 La découverte et l’apprentissage des mots
https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2013-01-29-09h30.htm
 Vers une théorie bayésienne du lexique
https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2013-02-12-09h30.htm
 L’apprentissage de règles linguistiques
https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2013-02-19-09h30.htm
 L’acquisition précoce de la syntaxe
https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/seminar-2012-01-10-11h00.htm
 Statistical learning and infant language acquisition
https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/seminar-2012-02-14-11h00.htm
 The first stages of first and second-language acquisition
https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/seminar-2012-01-17-11h00.htm