Nous avons rencontré Daniel Tammet à Reykjavik où il était venu partager son expérience de l’apprentissage de l’islandais en une semaine avec Sigríður Kristinsdóttir pour l’ouverture de la Polyglot Conference 2017. Il a accepté cet entretien alors que paraît son nouveau livre, consacré exclusivement aux langues, Chaque mot est un oiseau à qui l’on apprend à chanter (les Arènes).

On a beaucoup écrit sur Daniel Tammet, son autisme, sa synesthésie cognitive, ses capacités extra-ordinaires à mémoriser à peu près tout, qui déclenchent à la fois l’enthousiasme de beaucoup et le scepticisme de quelques-uns. Le phénomène médiatique a tendance à éclipser l’écrivain, c’est pourquoi il ne sera ni question d’autisme ni de performances stratosphériques dans les lignes qui suivent. C’est ici l’écrivain qui nous intéresse, indépendamment de son histoire exceptionnelle. Pour la première fois, l’hyperpolyglotte Daniel Tammet consacre un ouvrage entier aux langues et au langage. Chaque mot est un oiseau à qui l’on apprend à chanter, publié aux Arènes, rassemble plusieurs textes sans autre lien apparent que les langues. Le titre opère un retournement dialectique et poétique et propose, littéralement, une nouvelle définition (musicale, émotionnelle) des langues vivantes : le mot est vivant et ne demande qu’à entrer en résonance avec des êtres humains pour s’activer. C’est le véritable fil rouge de cet ouvrage bien écrit (et très bien traduit par Samuel Sfez), souvent émouvant et original qui alterne textes intimes et autobiographiques (comme « Le professeur de langues », qui raconte comment Daniel Tammet a enseigné l’anglais en Lituanie sans connaître un mot de lituanien, ou « Nous sommes ce que nous disons ») et chroniques dans le style des meilleurs reportages en profondeur (« Je m’appelle Blaer » par exemple, qui évoque la question passionnante des prénoms et des patronymes en Islande ou « Faire parler les morts » sur le revivalisme de la langue mannoise). Avec « Langue mécanique », Tammet part à la rencontre de locuteurs natifs de l’espéranto et documente ainsi un pan entier et méconnu de la linguistique moderne. L’ensemble de l’ouvrage, s’il est très personnel et très narratif, est aussi traversé et marqué par son expérience de la sociolinguistique (qu’il a découverte pendant ses études universitaires). Ce qui est peut-être le plus réussi, c’est la manière dont ces textes linguistiques se tournent systématiquement du côté de la littérature et de l’expérience esthétique, réussissant une synthèse séduisante entre les sciences humaines, le fait littéraire et le journalisme.

Assimil : Vous étiez l’invité de la Polyglot Conference à Reykjavik à la fin du mois d’octobre où vous avez retrouvé votre professeure d’islandais. Quelles sont vos impressions sur cette manifestation ?
Daniel Tammet : J’ai été impressionné – autant par la diversité de ses participants que par l’enthousiasme pour les langues que chacun exprimait à sa manière. Un beau moment d’échange et de réflexion.

A : Vous y présentiez aussi votre dernier livre, au très beau titre : Chaque mot est un oiseau à qui l’on apprend à chanter. L’idée du titre parcourt tout le livre et lui donne sa cohérence. Comment vous est-elle venue ?
D.T. : Tout naturellement, vers la fin de l’écriture du livre, quand l’auteur gagne de la perspective sur son travail. En effet, je voyais dans ces chapitres une cohérence: le langage comme phénomène social, quelque chose de vivant qui nous lie et qui nous rend humain. D’où la métaphore : le mot comme un oiseau qui chante notre pensée et notre parcours à chacun.

A : Je savais que vous étiez intéressé par les langues, mais j’ignorais votre intérêt pour la linguistique. Comment est venu cet intérêt pour la linguistique et plus particulièrement la sociolinguistique, dont on apprend dans votre livre que vous l’avez étudiée ?
D.T. : J’ai toujours eu – de par mon propre parcours (je suis né sur le spectre autistique) un certain recul par rapport au langage, l’absence chez moi de ce sentiment normalement partagé de quelque chose de naturel, d’instinctif. Au contraire, pendant longtemps, l’anglais, ma langue maternelle, semblait me résister et il m’a fallu un certain temps avant de l’apprivoiser comme les autres enfants britanniques de mon âge. Plus tard, j’ai compris ce combat comme une vocation – celle d’un écrivain: j’aime beaucoup cette phrase qui dit qu’un écrivain est quelqu’un qui à plus de mal à écrire que les autres. Cette difficulté m’a poussé, il y a quelques années, lors de mes études universitaires, à me pencher sur la question du langage à la manière d’un scientifique, à découvrir des recherches passionnantes. Le livre est le fruit de ces deux approches – à la fois interne et externe, personnelle et universelle.

A : Un des plus beaux textes du livre est « le professeur de langues » qui raconte vos débuts dans l’apprentissage des langues en Lituanie. Pouvez-vous préciser ce que cette expérience de « professeur » vous a enseigné ?
D.T. : J’ai appris à quel point la qualité du rapport entre le professeur et son élève compte: un étudiant enthousiasmé, encouragé, stimulé est un étudiant qui progressera. J’explique ma manière intuitive d’apprendre et enseigner une langue étrangère dans le livre.

A : Quels avantages voyez-vous à utiliser assez tôt des textes littéraires pour enseigner les langues ?
D.T. : L’avantage des textes littéraires, c’est de montrer aux élèves que les langues existent non pas pour en faire des tables de conjugaisons et des listes de vocabulaire, sinon pour raconter un vécu en mettant des mots justes sur nos expériences. Ainsi, la lecture devient une manière d’apprendre une langue particulière à travers un désir universel – celui de vouloir écouter ce que nous racontent les générations qui nous précédaient pour en tirer des leçons de vie : beaucoup plus riches que celles de la grammaire !

A : Dans « langue mécanique », le texte consacré à l’espéranto et aux espérantophones natifs, vous écrivez : « L’espéranto simplifie le monde, le divise nettement en deux ». Cela rappelle les critiques que George Orwell adressait déjà à l’espéranto au siècle dernier. C’est l’éternel débat sur l’hypothèse Sapir-Whorf : est-ce que, selon vous, une langue véhicule une vision du monde ?
D.T. : Une langue véhicule les valeurs et les idées de ceux qui la parlent. Pourtant, elle ne fige jamais la pensée du locuteur: les langues changent en permanence puisque les attitudes et perceptions de ses locuteurs n’ont de cesse, elles aussi, de changer. Un mot qui prend des connotations racistes, par exemple, sera vite rejeté par la culture en faveur de nouveaux mots.

A : La forme du livre rappelle celle d’un chroniqueur qui aurait rassemblé plusieurs reportages. Est-ce que cet ouvrage en annonce d’autres, également consacré aux langues ?
D.T. : En effet, la forme du livre s’appelle « reportage littéraire » : plusieurs années de travail, de voyage, des entretiens avec des locuteurs, linguistes, lexicographes, philosophes, auteurs et autres, le tout raconté sous forme romanesque où les outils de la fiction – personnages, intrigues, une vraie écriture – servent à approfondir le récit. C’est une forme qui me plaît beaucoup, et qui – chose très importante – plaît aux lecteurs aussi. Je compte bien continuer d’écrire ainsi, mais sur d’autres sujets que celui du langage – sur la foi, par exemple.

A : Quelles sont les conseils que vous pourriez donner à des apprenants en langues étrangères ?
Je n’ai pas de conseil en particulier si ce n’est de plonger dans l’ouvrage pour découvrir le langage sous toutes ses coutures !

A: Quelle est la prochaine langue que vous ayez envie d’apprendre ?
Chaque langue que j’apprends est le fruit du hasard : une rencontre avec une personne, une culture, un pays. Je ne suis pas un collectionneur de langues. J’affectionne la littérature russe – Tolstoï, Tchekhov, Babel – apprendre à la lire en version originale serait un beau défi.

A : Enfin, pouvez-vous nous dire quels sont vos mots préférés en français ?
Parmi d’autres : libellule, oignon, s’épanouir, fenêtre, souvent …

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Entretien réalisé par Nicolas Ragonneau en novembre 2017.