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Première partie de l’entretien fleuve avec Tony Bulger, notre auteur de l’anglais dans la collection sans peine et de bien d’autres ouvrages (Les expressions anglaises, l’argot anglais…). Il évoque ici l’avenir de la traduction face aux nouvelles technologies et les difficultés des Britanniques et des Français dans l’apprentissage des langues étrangères.
Une conversation avec Anthony Bulger, plus connu chez Assimil par son diminutif « Tony » est toujours un moment délicieux et enrichissant. L’homme est très cultivé et curieux de tout, avec une prédilection certaine pour la littérature, la musique, le cinéma, le vin, la bonne chère et les plaisanteries mordantes. Son expérience dans les domaines de la traduction et de l’apprentissage des langues est précieuse et c’est un spectateur toujours attentif des évolutions de la langue anglaise et de la linguistique d’une manière générale. Alors que la Grand-Bretagne fait tout pour endiguer un monolinguisme de plus en plus inquiétant et que la France (si on en croit les dernières déclarations de la ministre de la culture Fleur Pellerin) semble davantage décidée à valoriser sa propre langue et l’apprentissage des autres plutôt que de se livrer à son anglophobie proverbiale, il nous a semblé intéressant de vous faire partager le point de vue de Tony sur ces questions.


Commençons par la question rituelle : combien de langues parles-tu ?
Je commence enfin à maîtriser à fond l’anglais, ma langue maternelle ! Professionnellement, je traduis de français en anglais. A l’école, j’ai appris le latin et le russe. De par mes voyages, j’ai des connaissances en plusieurs langues, comme l’italien ou le grec – mais dans ces cas, je parle suffisamment pour me mettre dans le pétrin mais pas assez pour m’en sortir.

Quelles sont les langues que tu souhaiterais apprendre aujourd’hui ?
Tout d’abord le grec, car j’adore et la langue et le pays. Ensuite, on verra : le choix est vaste !

Tu vis en France depuis de nombreuses années, mais ton métier de traducteur et tes attaches font de toi un observateur avisé de la langue anglaise et de la culture britannique.
Le Royaume-Uni s’inquiète du « monolinguisme » de sa population depuis plusieurs années mais tous les efforts consentis par les gouvernements semblent vains. Quelle est ton analyse de ce phénomène ?
En effet, ce mouvement inexorable vers le monolinguisme est le sujet d’un débat national en Grande-Bretagne depuis des années. Le nombre d’inscriptions en langues étrangères aux niveaux scolaire et universitaire est en chute libre. Les chiffres de 2013 concernant des inscriptions universitaires montrent une diminution de 13 % en un an : le nombre de nouveaux étudiants inscrits à la fac’ en langues étrangères était de 4 800 – comparé à 45 560 pour les études de commerce (« business studies ») ! En parallèle, le nombre d’universités proposant une licence en langues étrangères est passé de 105 en 2000 à 62 en 2013, et on pense que jusqu’à 40 % des départements de langues risquent de fermer d’ici à dix ans. C’est dramatique !

A Birmingham, en milieu scolaire, plus de 100 langues étrangères sont parlées !

Il y a, bien sûr, une prise de conscience des pouvoirs publics et au-delà – comme en témoigne le programme Routes into Languages (www.routesintolanguages.ac.uk), mis en œuvre conjointement par le gouvernement et les milieux universitaire et associatif. Mais cet appauvrissement linguistique inquiète aussi le milieu des affaires, le corps diplomatique, le service des renseignements (Au secours ! Des espions monolingues !), – pour ne citer qu’eux.

Enfin, ce monolinguisme est d’autant plus surprenant que le nombre de langues étrangères parlées au sein des minorités ethniques en Grande-Bretagne ne cesse de croître – à Birmingham, par exemple, en milieu scolaire, plus de 100 langues étrangères sont parlées ! Sans vouloir polémiquer, la montée en flèche du parti nationaliste Ukip pourrait en partie être le revers de la médaille de cette internationalisation.

Comment remédier au problème ? La réponse passe, certes, par une action concertée – à l’image de Routes into Languages – mais aussi par une prise de conscience des apports culturels et sociétaux associés à l’étude des langues, plutôt que par une analyse fondée essentiellement sur l’utilité commerciale. Au-delà, des études physiologiques montrent que la maitrise de deux ou plusieurs langues facilite énormément le processus cognitif. Bref, le message à faire passer c’est que parler des langues étrangères rend à la fois plus cultivé et plus intelligent !

De l’autre côté de la Manche, en France, tout le monde s’auto-flagelle et dénonce ad nauseam la piètre qualité de l’enseignement en anglais et le faible niveau des jeunes dans cette langue. Ne trouves-tu pas que c’est un peu exagéré et que le niveau a plutôt progressé ces vingt dernières années ?
Je suis entièrement d’accord. Le mythe que « Nous, les Français, on est nuls en langues » est bien enraciné dans la culture populaire. Mais c’est bien cela : un mythe. Certes, on peut toujours améliorer l’enseignement des langues – le rendre moins scolaire, par exemple – mais les progrès réalisés depuis une vingtaine d’années sont énormes. D’une part, la pédagogie s’est enrichie d’outils TICE (technologies de l’information et de la communication) ou de ce que l’on appelle (assez pompeusement) des « modalités et espaces nouveaux » pour l’enseignement, qui facilitent l’apprentissage. D’autre part – et plus important – les jeunes générations aujourd’hui sont plus mobiles et, grâce innovations technologiques, plus ouvertes aux mondes extérieurs et donc aux langues et cultures étrangères.

Contrairement à beaucoup de mes confrères, je pense que le TAO (Traduction Assistée par Ordinateur) va prendre une place de plus en plus grande dans l’industrie de la traduction.

Cela dit, ce mythe de « nullité linguistique » perdure pour des raisons plutôt culturelles. En milieu scolaire, les langues étrangères sont souvent enseignées comme n’importe quelle autre matière, un ensemble de connaissances théoriques à acquérir dans un contexte qui encourage très peu l’initiative personnelle et tend à fustiger l’erreur. Du coup, le processus de tâtonnement et d’erreur « bénigne » qui est essentiel à l’apprentissage des langues est considéré comme fondamentalement défectueux. Il faut rendre l’enseignement et l’apprentissage des langues plus naturels – tout comme l’apprentissage de sa propre langue.

Les traducteurs professionnels se posent beaucoup de questions, légitimes, avec l’arrivée des outils numériques du type Google Translate, toujours plus perfectionnés. Dans le film de science-fiction Snowpiercer, les personnages utilisent un outil de traduction instantanée, permettant à deux locuteurs de langue différente de se comprendre en temps réel. On n’est plus très loin de cela désormais… Comment vois-tu l’évolution du métier de traducteur, voire d’interprète ?
Vaste débat ! Indiscutablement, les outils technologiques ont fait beaucoup avancer la profession depuis 20 ans – et continueront à le faire.  Les logiciels sont de plus en plus perfectionnés et des outils de TAO (traduction assistée par ordinateur) nous aident énormément en termes de cohérence terminologique, de rapidité, etc. Personnellement, et contrairement à beaucoup de mes confrères, je pense que la TAO va prendre une place de plus en plus grande dans l’industrie de la traduction – car il s’agit bien d’une industrie – et que les traducteurs devront faire évoluer leur compétences techniques et linguistiques en parallèle. Autrement dit, ils doivent dès aujourd’hui se spécialiser dans un ou plusieurs domaines précis – juridique, médical, financier, etc. – et, en même temps, suivre constamment l’évolution des outils. En ce qui concerne l’interprétation, je ne connais pas suffisamment le domaine pour donner une opinion avisée. En revanche, je sais que les dispositifs comme le Multilingual Interview System – le prototype du système que tu as vu dans Snowpiercer – sont employés de manière courante aujourd’hui et que, pour le grand publique, des groupes comme Skype et Google perfectionnent des outils d’interprétation automatique pour le grand public. A suivre…

Tous ces bouleversements menacent également les acteurs traditionnels de l’apprentissage des langues, comme Assimil…
Oui et non.
Oui dans le sens où l’offre de cours et de méthodes virtuels monte en flèche et que certains de ces outils sont de bonne facture. De plus, l’interface en ligne permet une interactivité qui jusqu’à présent faisait défaut aux méthodes traditionnelles et qui, en outre, renforce le côté ludique de l’apprentissage – un élément-clé de l’assimilation et un composant essentiel de la méthode Assimil depuis toujours.
Non, parce que les concepteurs de méthodes – du moins, certains d’entre eux – suivent ces évolutions assidûment et les intègrent au fur et à mesure dans leurs offres.  Il est vrai que ces apports technologiques ont souvent un côté « gadget » – des bells and whistles, comme on les appelle joliment en anglais – dont le contenu pédagogique est mince. N’empêche, notre but est de toujours aider l’apprenant le mieux possible, de retenir son attention et le faire vivre la langue cible en la manière la plus complète possible. Partant, si ces technologies de rupture peuvent être utiles, il faut donc les intégrer dans nos cours et nos méthodes. Mais il faut surtout garder à l’esprit que c’est le contenu pédagogique, pas ces fameux sifflets et cloches, qui est primordial.

Comment as-tu commencé à travailler pour Assimil ? est-ce que tu étais un utilisateur de la méthode ? qu’est-ce qui fait sa force selon toi ?
Je ne connaissais pas Assimil avant d’arriver en France mais j’entendais souvent des gens dire, avec un sourire narquois, que leur habilleur était prospère, et je me demandais si cela avait quelque chose à voir avec l’industrie française de la mode. Ayant enfin compris que My tailor is rich n’était pas une réflexion sur le coût des habits en France, j’ai commencé à m’intéresser à la méthode Assimil : j’enseignais l’anglais dans un centre de formation pour adultes, et mes élèves me demandaient régulièrement de conseiller un livre d’auto-apprentissage, en complément de leur cours. Je trouvais la méthode Assimil la plus complète de toutes, bien que certains des textes fussent un peu datés à l’époque. J’ai pris contact avec l’équipe à Chennevières en proposant quelques idées de modernisation. Ce fut le début d’une longue collaboration, fructueuse et créative, dont je suis très fier.
La force de la méthode Assimil vient à la fois de son côté très pratique, sa complétude mais surtout sa capacité d’éveiller ce don naturel d’assimilation que nous possédons tous. Plutôt que de présenter un ensemble de règles de manière théorique – et quelque peu arbitraire –, elle nous permet d’activer les compétences innées qui nous ont permis d’apprendre et de pratiquer notre langue maternelle. Un autre point fort, les auteurs suivent l’évolution de la langue cible et peuvent mettre à jour un livre si le besoin se fait sentir. Enfin, l’importance accordée à l’humour est capitale car cela rend l’apprentissage plus agréable – un plaisir plutôt qu’une corvée.

Venons-en à l’anglais. Qu’est-ce qui selon toi, en dehors des facteurs économiques, a fait de cette langue la lingua franca ? En d’autres termes, cette langue était-elle prédestinée, par sa simplicité et sa plasticité, à devenir une référence quasi universelle ?
Prédestinée ? Je ne pense pas.  On ne peut pas faire abstraction des facteurs économiques et commerciaux car, en partie, c’est à cause d’eux que l’anglais s’est essaimé depuis le 18ème siècle. Certes, avec la colonisation de l’Amérique du Nord, l’Australie, etc. par la Grande-Bretagne, l’anglais a pris le large (tout comme le français, d’ailleurs – n’oublions pas Jacques Cartier, Champlain et compagnie), mais c’est surtout avec la montée en puissance économique, politique, voire « pop-culturelle » des États-Unis que l’anglais s’est ancrée dans notre conscience collective. Et puis le rôle et l’influence des pays anglo-saxons – j’adore cette expression ! – pendant et après les deux guerres mondiales au 20ème siècle (le Traité de Versailles, la création de l’ONU, etc.) sont des facteurs non négligeables.
Cet essor fut facilité, bien sûr, par la grande souplesse de l’anglais et sa relative simplicité comparé à d’autres langues (peu de formes verbales, absence de genres, etc.)  – mais aussi parce que la langue s’adapte en permanence, en se simplifiant (la perte de tutoiement/vouvoiement, par exemple) et en assimilant sans complexe des mots, des néologismes voire des tournures grammaticales venus de partout.
Attention : j’ai bien dit simplicité relative car, par certains aspects – par exemple, la prononciation ou les verbes à particule – l’anglais est loin d’être une langue simple !
En somme, l’anglais universel – ce « globish », censé être parlé et compris par le monde entier – est un sabir plutôt qu’autre chose. Sans mentionner des variantes comme le Singlish (l’anglais de Singapour), l’Indlish (Inde), le Japlish (Japon) – ou du franglais ! L’anglais tel qu’on le parle en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Australie, etc. est riche des apports culturels des composants historiques, géographiques, sociologiques qui l’ont façonné et fait évoluer depuis des siècles. C’est cette langue-là qu’il faut appréhender, pas le globish !