Les langues sont au cœur de l’œuvre de l’écrivain et photographe Gérard Macé. Alors qu’il publie un superbe livre consacré au Marquis de Sade, Et je vous offre le néant (Gallimard) il revient, dans cet entretien avec Nicolas Ragonneau, sur son attrait pour les langues, les écritures et la linguistique.

Je connais Gérard Macé depuis plus de vingt ans. Je l’ai rencontré de façon tout à fait fortuite dans une vente aux enchères alors que j’étais encore étudiant ; je lisais déjà son travail et j’avais remarqué sa fascination pour les langues et les écritures. Il suffit de lire le titre de ses premiers livres pour en prendre la mesure : Le Jardin des langues, Les Balcons de Babel, Leçon de Chinois, etc. Nous partagions, entre autres choses, un goût prononcé pour Henri Michaux, les plaisanteries et les vins du Jura (les trois sont loin d’être incompatibles).
Quelque temps après, j’ai rédigé sa notice dans le Dictionnaire des Lettres  du XXe siècle (Hachette, Pochothèque) et j’ai codirigé un ouvrage critique (en compagnie de Serge Boucheron et de Jean-Louis Lampel) consacré à son travail : Images & Signes – Lectures de Gérard Macé (Le Temps qu’il Fait, 2001). Il a accepté avec enthousiasme l’idée de cet entretien pour le blog d’Assimil, centré principalement sur la question des langues et dans lequel on retrouve toute la finesse, l’ironie et la « douce intransigeance » qui traversent ses livres depuis près de 40 ans.

Parlons un peu de votre formation scolaire en langues. Quel type de lycéen (puis étudiant) étiez-vous ? Comment jugez-vous vos compétences en langues étrangères ?
A l’école primaire, j’étais ce qu’on appelle un bon élève. Cela voulait dire, dans les années cinquante, une parfaite maîtrise de l’orthographe et de la grammaire (sans oublier le calcul). La culture était encore essentiellement littéraire, alors qu’elle est devenue massivement technique. J’ajoute que j’ai toujours eu du plaisir avec le langage, et que j’ai été sensible très vite à son charme, à son rythme et à ses sonorités, en particulier grâce à la récitation. Ce qui prépare évidemment à aimer la littérature, mais aussi à comprendre le langage autrement que comme un outil.

En classe de sixième, une orientation funeste m’a privé des études classiques. Et même si Georges Lambrichs m’a dit un jour : « Tu écris comme si », j’ai toujours regretté de ne pas avoir fait de latin ni de grec au lycée. Je crois d’ailleurs que ce manque a été plus tard un puissant moteur, et m’a poussé à faire des détours du côté de la Chine et de l’Egypte. C’est ce qui explique aussi, sans doute, que je sois allé à Rome par amour du baroque, sans même voir le forum lors de mon premier voyage. On m’avait refusé d’entrer par la porte, je suis entré par la fenêtre…

J’ai fait de l’allemand en sixième (mon père avait été prisonnier, mais l’heure était à la réconciliation), et je me souviens encore de ma première leçon, dans un sous-sol éclairé par un vasistas (nous étions nombreux dans les classes de l’après-guerre, et il fallait occuper tous les locaux). J’ai découvert avec un étonnement fécond que le masculin et le féminin n’étaient pas universels, qu’on disait die Sonne, das Fenster ou der Tod, bref que le signe était arbitraire, comme disent les linguistes que j’ai lus plus tard. Cela peut paraître naïf, mais soudain les mots et les choses se séparent, on vit dans deux univers qui se croisent ou s’ignorent, et qu’on cherche sans cesse à faire coïncider, mais surtout la relation au monde est plus riche. En allemand (que j’ai étudié aussi à l’université), je pouvais tout lire à la fin de mes études (Goethe, Lessing, Fontane ou Trakl), mais ce n’est plus le cas depuis longtemps.

Mon anglais est scolaire, et mal entretenu. Il me permet de lire, plutôt que de parler. Un séjour à la Villa Medicis, entre 1975 et 1977, m’a donné l’occasion d’apprendre l’italien, aujourd’hui la seule langue étrangère que je maîtrise réellement. je l’ai appris seul, en consultant des grammaires et en écoutant les conversations, puis en traduisant.

En somme, ma compétence est fort limitée, mais ma curiosité est immense, et toujours en éveil. Curiosité pour le fait linguistique, plus que pour les langues elles-mêmes, ce qui évite la mise à l’épreuve, et permet parfois d’excuser la paresse.

Des codes plus complexes comme les hiéroglyphes ou les langues asiatiques occupent aussi une place importante dans votre imaginaire.
Je me suis initié au chinois après avoir lu Segalen, pour comprendre le système de l’écriture. Cela m’a d’ailleurs donné un petit livre intitulé Leçon de chinois, qui est le compte-rendu d’une expérience bien peu pédagogique. Même chose pour les hiéroglyphes égyptiens, cette fois pour suivre de près l’aventure de Champollion, quand j’écrivais Le dernier des Egyptiens. En même temps ou à peu près, j’ai appris des rudiments de japonais pour voyager sur place (j’avais admis entre-temps que les langues peuvent avoir un but pratique !), mais aussi pour entrevoir la complexité de la lecture, sans doute la plus difficile au monde puisqu’elle mêle plusieurs systèmes. Au passage, je trouve très réussi, pour les besoins d’un honnête homme, le dictionnaire français-japonais d’Assimil.

En somme, ma compétence est fort limitée, mais ma curiosité est immense, et toujours en éveil. Curiosité pour le fait linguistique, plus que pour les langues elles-mêmes, ce qui évite la mise à l’épreuve, et permet parfois d’excuser la paresse. C’est ainsi que je voyage rarement sans prendre connaissance de la langue, même superficiellement ; j’ai acheté un manuel d’hindi en Inde, et de breton dans le Finistère (la méthode Assimil, pour ne rien vous cacher), ce qui permet au moins de comprendre les noms propres.

Puisque je parlais du fait linguistique, je me souviens avoir suivi avec passion des cours de philologie à Nanterre (le roman des mots est un récit parmi d’autres, et parfois une fiction à proprement parler), ou d’avoir lu une grammaire d’ancien français comme d’autres lisent un roman policier.

Mais ce sont des acrobaties liées à un petit talent. Ce qui fut plus déterminant, c’est un cours de philo en classe préparatoire, qui avait pour sujet « Le langage ». J’ose dire que j’ai bu du petit lait, d’autant que le professeur était un pédagogue remarquable, qui est devenu mon plus vieil ami. Il s’agit de Serge Boucheron, qui a merveilleusement formé des classes successives. J’étais d’autant plus attentif que la poésie m’avait préparé à comprendre, et que Serge citait Mallarmé autant que Saussure.

L'écrivain Gérard Macé
© Ayako Takaishi

Justement, quels sont les linguistes et les ouvrages de linguistique qui ont compté pour vous ?
J’ai découvert d’abord Saussure, quand j’étais étudiant. Le cours de linguistique générale, édité d’après les notes et les souvenirs des auditeurs, puisque Saussure lui-même n’a pas rédigé d’ouvrage de ce genre. Je me souviens avec précision de l’image acoustique, du signifiant et du signifié, et tant d’autres notions éclairantes, surtout par rapport à la grammaire qui était une collection de règles et d’exceptions, de particularités sans fin. Mais je suis consterné aujourd’hui de voir que le signifiant est entré dans le vocabulaire courant avec un faux sens.

J’ai lu peu après Roman Jakobson : ses leçons qui m’ont familiarisé avec les fonctions du langage, ainsi que Langage enfantin et aphasie. Benveniste de façon plus sélective, ou incomplète, et beaucoup plus récemment Wittgenstein, dont le Tractatus m’échappe (je ne suis pas le seul), mais dont les Remarques mêlées m’enchantent. Elles contiennent nombre de remarques éclairantes, et poétiquement très justes.

Permettez-moi cependant de rappeler que pour moi, c’est Champollion le premier linguiste. S’il est le découvreur des hiéroglyphes que tout le monde connaît, c’est qu’il s’était donné les moyens de les lire. Non seulement en apprenant les langues utiles au déchiffrement, mais en réfléchissant sur l’écriture, dont il a bouleversé totalement l’approche. Jusqu’au XVIIIe siècle, même les meilleurs esprits (je pense à Kircher) sont dans la fantasmagorie, ou la pensée magique.

Beaucoup de poètes ont d’ailleurs été linguistes à leur façon […] Ils ne possèdent pas une langue, ils sont possédés par elle.

Je ne peux pas parler de linguistique sans conseiller la lecture de quelques livres d’écrivains que les langues ont inspirés, livres aussi utiles à mes yeux que ceux des spécialistes. Je pense à La preuve par l’étymologie de Jean Paulhan, que devrait lire tout étudiant tenté de meubler ses dissertations de philo avec des preuves étymologiques. A ce merveilleux livre d’artisan, et de traducteur, qu’est Sous l’invocation de saint Jérôme de Valery Larbaud, polyglotte mort aphasique, grand amateur de langues (son récit de l’apprentissage du portugais est un véritable délice). Il faut ajouter l’Esthétique de la langue française de Remy de Gourmont, Bâtons, chiffres et lettres de Raymond Queneau, et tous les poètes inventeurs de langues imaginaires, ou d’un vocabulaire fantastique, à commencer par Henri Michaux. Beaucoup de poètes ont d’ailleurs été linguistes à leur façon, de Dante à Pessoa en passant par Rimbaud, mais ils ont rarement écrit dans une autre langue que leur langue natale (ou très marginalement), parce que leur rapport aux mots, à la phrase, est affectif et musical. Ils ne possèdent pas une langue, ils sont possédés par elle.

Revenons à Leçon de chinois. Dans ce court texte, vous écriviez : « Le chinois que j’apprends échappe non seulement à toute valeur d’usage, à toute volonté d’échange, mais encore à tout désir de savoir ». Ce qui vous intéressait alors, était-ce en fin de compte un défi lancé à l’homme occidental, comme une leçon d’altérité ?
J’ai appris un peu de chinois, à la fin des années soixante-dix, parce que j’avais lu Segalen. Or, je ne voulais pas être prisonnier de son seul point de vue, et je souhaitais comprendre la vraie nature des caractères. J’emploie volontairement le mot « caractère », plutôt qu’idéogramme, qui suggère que l’écriture chinoise note des « idées », ce qui est une source d’erreurs et d’ambiguïtés quant à son rôle même.

[…] en matière de diversité linguistique, je suis davantage croyant que pratiquant

J’étais également curieux d’entrer dans un autre système. Comment signifier la temporalité sans la conjugaison, ou le pluriel sans désinence ? Ma curiosité satisfaite, je me suis rendu compte que l’enjeu était devenu tout autre, et que c’était mon rapport au français qui se rejouait, exactement comme lorsqu’on retrouve ses pénates après un long voyage. D’ailleurs, Leçon de chinois fait désormais partie d’un ensemble intitulé Un détour par l’Orient, et cette notion de détour est le contraire de l’exil ou de la conversion.

La phrase que vous citez est d’abord une précaution : je ne voulais pas qu’on me prête un savoir que je n’avais pas (en matière de diversité linguistique, je suis davantage croyant que pratiquant), mais il est vrai que je voulais aussi indiquer qu’on peut aimer les langues et les écritures en dehors d’un but pratique, et qu’il y a en somme une esthétique de la connaissance.

Vous avez placé en exergue du Manteau de Fortuny cette citation de Proust : « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère ». Quelle lecture faites-vous de cette phrase et en quoi l’écriture la vérifie ?
Ce que veut dire Proust, selon toute vraisemblance (car il est difficile de parler pour lui), c’est qu’un beau livre n’est jamais écrit dans une langue neutre, ou moyenne (si cette notion a un sens), et que la langue appartient en propre à son auteur. La preuve, c’est qu’on peut le pasticher.

Dans ces conditions, on pourrait parler de style, mais Proust évite soigneusement le mot. Il pourrait l’employer, à condition qu’on entende le style autrement que comme un ornement, une joliesse, parce que c’est pour lui le contraire d’un ajout ou d’un effet trop calculé. Langue ou style, c’est le fond qui remonte à la surface, et donne au lecteur le sentiment que quelqu’un lui parle. Quelqu’un d’unique, dont la voix immédiatement reconnaissable est une voix intérieure, avec sa scansion, son rythme, sa syntaxe qui est une respiration, avant d’être une articulation logique. Il y a chez Proust, pour continuer à parler de lui, un velouté, une profondeur, un infini qui expliquent la longueur des phrases. Il n’en a jamais fini avec les nuances ou les enchaînements, d’où ce qu’il appelait sa purée de que.

Mallarmé ou Joyce (je pense surtout à Finnegans wake) ont pratiqué une langue en partie étrangère à la langue elle-même, jusqu’à l’hermétisme ou la préciosité. Mais ce n’est pas cela que vise Proust (il a des mots assez durs envers Mallarmé, dans la Recherche). L’obscurité chez lui n’est jamais voulue, elle est le résultat de notre ignorance, ou plus souvent d’une inévitable complexité. En un mot, elle ne fait que rendre compte de nos petits mystères, et d’une relation au monde qui est tout sauf simple.

Je crois la phrase de Proust assez proche d’une recommandation de Ponge dans l’un de ses Proêmes, lorsqu’il conseille à chacun d’apprendre à ne dire que ce qu’il veut dire. Cela sauve, ajoute-t-il, les rares personnes qui ont le dégoût des autres en eux-mêmes. La formule peut choquer, elle est pourtant une condition de la liberté. Le psittacisme, les tics à la mode, les slogans, les « éléments de langage » sont le début d’un asservissement d’autant plus terrible qu’il est consenti.

Dans quelles langues vos livres sont-ils disponibles ? avez-vous travaillé directement avec certains de vos traducteurs ? Que retire-t-on d’un tel travail pour les livres qui suivent ?
Certains de mes livres ont été traduits en italien, en roumain, en anglais (Angleterre et Etats-Unis), en japonais et en chinois.

Je réponds aux questions des traducteurs quand ils m’en posent, mais ils ne m’ont pas tous fait signe. A vrai dire, la relation la plus étroite est celle que j’ai eue avec Huang Bei, la traductrice chinoise de mes Pensées simples. Elle me lit depuis longtemps, elle était devenue une amie avant même qu’elle décide de me traduire, et je crois que nous nous comprenons très bien sur beaucoup de plans. Nous avons souvent les mêmes lectures, elle admire Claudel, Segalen et Michaux, et elle a une oreille très fine en français. Son édition est d’ailleurs remarquable, par ses notes et par de nombreuses illustrations, alors que l’édition française n’en comporte pas. C’est qu’en changeant de langue, on change aussi de culture, et qu’il fallait parfois donner à voir ce dont je parlais. De ce point de vue, je trouve que les images (une cinquantaine, je crois) font partie de la traduction.

Je ne sais si c’est le fait d’être traduit, ou le résultat d’une expérience en français même, mais je crois que je suis plus attentif au lecteur qu’autrefois. J’essaie de ne pas abuser de particularismes trop grands, d’allusions trop obscures, même en poésie. J’ai moins besoin de m’affirmer dans une langue étrangère, ou dans une forme très visible, comme dans mes premiers livres où les parenthèses étaient presque une marque de fabrique, y compris les parenthèses dans les parenthèses.

Photo : portrait de Gérard Macé © Ayako Takaishi
Entretien repris en volumes dans Gérard Macé, Bibliothèque tournante (Le temps qu’il fait, 2024).
L’œuvre de Gérard Macé est publiée aux éditions Gallimard, Le temps qu’il fait, La Pionnière, Arléa et Le Bruit du temps