Les adeptes de l’écriture inclusive se fondent sur l’idée que la langue véhicule une certaine façon de voir le monde, et que changer cette langue reviendra à influencer cette perception. Quelles règles préconisent-il·elle·s et quelles peuvent être les conséquences et les enjeux d’une telle transformation ?

Être inclusif•ve, en pratique

Si changer les règles peut toujours se défendre en théorie, qu’en est-il de leur application ? Éliane Viennot reconnaît qu’en matière d’écriture inclusive, « il n’y a pas encore de règles, il y a des expérimentations depuis une quinzaine d’années » ; d’après elle, ce bricolage s’est fait petit à petit, l’œuvre de personnes sensibles à la question de l’égalité hommes-femmes qui ont senti que la langue ne lui rendait pas justice : il ne s’agirait donc pas d’une décision prise une bonne fois pour toutes et imposée à l’ensemble des locuteurs mais du travail progressif de certains d’entre eux, mal à l’aise avec cet aspect de leur langue. Une succession de propositions témoignent de ce tâtonnement : les parenthèses nous sont déjà familières, mais posent un problème d’ordre symbolique (on met les femmes entre parenthèses) ; le trait d’union, quant à lui, pose un problème technique (il fait aller à la ligne) ; tandis que le point est déjà utilisé à d’autres fins. Apparaît alors le point médian… qui n’existe pas sur les claviers français (il ne s’obtient qu’avec des raccourcis : sous Windows, Alt+0183 ; sur Mac, Alt+maj+F).

Compliquer la langue ou la rendre plus performante ?

C’est justement ce point médian qui a fait le plus de remous ; le message de l’Académie française est d’ailleurs très clair :

« La multiplication des marques orthographiques et syntaxiques [que l’écriture inclusive] induit aboutit à une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l’illisibilité. On voit mal quel est l’objectif poursuivi et comment il pourrait surmonter les obstacles pratiques d’écriture, de lecture – visuelle ou à voix haute – et de prononciation. Cela alourdirait la tâche des pédagogues. Cela compliquerait plus encore celle des lecteurs. »

À nouveau, Laélia Véron répond : « l’Académie Française voudrait qu’on dise « Anne, le directeur, est arrivée »… c’est beaucoup plus compliqué ! ». À l’argument d’illisibilité, elle rétorque « C’est une abréviation ! Comme M. Dupont : on ne lit pas m point Dupont, on lit monsieur Dupont ». Le point médian serait donc un moyen d’abréger, au moment de l’écriture, la mention des deux sexes : les Inclusif.ves se lirait, à voix haute, « les Inclusifs et Inclusives ».

Mais elle ajoute que l’écriture inclusive ne se réduit pas au point médian : ses défenseurs réclament en effet la réhabilitation de l’accord de proximité dont on a parlé, utilisé entre autres par Racine dans « trois jours et trois nuits entières » (Athalie). L’argument principal étant que l’accord est ici plus intuitif, plus cohérent, tandis que « trois jours et trois nuits entiers » fait tiquer.

Aussi, devant une prétendue complication de la langue, Éliane Viennot rappelle que « nous avons aujourd’hui l’une des orthographes les plus complexes des langues du monde, parce qu’on traîne des graphies du XVIIè, du XVIIIè siècles » et, pointant la graphie du mot nénuphar ou l’accord des participes passés avec le verbe avoir (« ça n’a aucun sens, ça n’a aucune histoire, ça a été inventé »), elle dénonce cet argument comme une supercherie.

Pour Philippe Blanchet bien au contraire, les propositions des Inclusif.ve.s « ne pourraient qu’améliorer les performances écrites de nombreux locuteurs et locutrices ».

Mais si choisir des mots englobants ou certaines tournures plus inclusives semble finalement d’une simplicité enfantine, c’est précisément ce qui dérange Sabrina Matrullo :

« L’arrogance tranquille. […] on nous enjoint à systématiser des constructions pleines de redondance dans notre écriture, on nous demande de nous « rabattre » sur des épicènes imprécis au seul prétexte qu’ils sont plus « neutres ». »

« si elle facilite la rédaction des intitulés d’offres d’emploi (on peut au moins lui concéder ça), je la trouve inadaptée à la littérature, à la poésie, au journalisme, et même aux tweets de qualité. »

« essayons de nous mettre à la place de l’écrivain,  celui qu’on ne pense jamais à
« inclure », quand on parle d’écriture « inclusive » »

Qu’une telle écriture ne convienne pas à la créativité littéraire semble assez évident : en imposant certaines tournures plutôt que d’autres, en définissant un champ de termes politiquement corrects, elle limite forcément le choix de l’auteur. Qu’entend-on par performances écrites : faut-il rendre l’acte d’écrire mécanique en substituant à chaque mot éventuellement douteux un terme moins équivoque ? Faut-il remplacer, comme le propose Florence Montreyaud, fraternité par solidarité ou adelphité, et perdre tout ce que ce terme sous-entend de fusion et d’attache, de complicité, de malice, de confiance et de profonde et naturelle empathie au profit d’un mot plus neutre, plus droit, plus respectable et qui ait davantage à voir avec un devoir d’altruisme et de bienveillance ? Non pas que ces qualités soient moindre, mais on s’aperçoit bien qu’on ne dit pas la même chose.

Puisque le sens est affaire d’oppositions, voyons à quoi nous opposerons fraternité :
adversité ? On peut néanmoins être frères et adversaires… On peut aussi trouver un frère dans l’adversaire. Une ambiguïté plutôt riche de sens, donc : si l’on peut être les deux en même temps, c’est que ces relations ne se jouent pas sur le même plan. Adversité s’opposerait plus volontiers à solidarité, qui joue davantage sur le plan rationnel, celui d’une relation construite de toutes pièces, en vue de combattre un ennemi commun. On peut difficilement être solidaires et adversaires… Mais être solidaire est un statut assez éphémère : on se désolidarise bien plus vite et aisément qu’on ne se dé-fraternise… Et fraterniser avec l’ennemi, c’est être aussitôt taxé de trahison et faire appel à un imbroglio d’émotions bien plus vives que l’acte de se désolidariser de quelque chose ou quelques uns, qui reste un acte rationnel et justifiable, voire admirable.
Le sens de fraternité est donc plus à même de se construire en opposition à celui de trahison, quelque chose qui joue sur le même plan affectif, la même profondeur et la même durée.
La solidarité du côté du devoir, la fraternité du côté du viscéral. Remplacer un terme par un autre sous prétexte que son radical vient d’un mot masculin, c’est oublier tous les autres enjeux sémantiques, c’est oublier qu’il n’y a pas d’équivalents absolus et que deux termes qui semblent quasi-synonymes recouvrent des valeurs différentes. De ces deux valeurs, laquelle cherche-t-on à défendre ? C’est une question de taille au moment de remanier une devise…

Par ailleurs, on veut bannir ce mot sous prétexte qu’il serait trop masculin, qu’il désigne avant tout les relations entre frères et invisibilise les femmes. Mais pour étudier, comprendre, cerner le sens d’un mot, l’étymologie, toute passionnante qu’elle soit, ne suffit pas : dans la conversation, dans la lecture, dans les discours, dans l’échange quel qu’il soit le langage une fois acquis se comprend ici et maintenant. Or ici et maintenant, ou disons, il y a quelques jours, à quelques kilomètres, se jouait à l’IVT une pièce rendant hommage à ces dix femmes : Olympe de Gouges, Camille Claudel, Zitkala-Sa, Helen Keller, Coco Channel, Rosa Parks, Simone Veil, Nina Simone, Florence Arthaud et Malala Yousafzai. Jouée par deux comédiennes, la pièce en question s’appelle… Fraternelles . Parce que oui, fraternel se décline aussi au féminin. Incohérence ? Aurait-il fallu l’appeler Solidaires ? Ou Sororité ? Un terme qui, quant à lui, aurait plutôt sa place à côté des confréries ou des fraternités étudiantes. Pas le même impact, donc. Pas le même sens.

Qu’en est-il du syntagme école maternelle : faut-il changer cette appellation parce qu’elle cantonne la petite enfance à un univers féminin ? Elle est pourtant l’un des premiers terrains où l’enfant s’affranchit des codes du foyer… Faut-il aussi changer langue maternelle ?
Ces mots ont une histoire, ils dégagent un certain nombre de sens – on sait qu’il n’existe pas de synonymes parfaits, justement parce que chaque terme porte, non seulement des connotations mais un ensemble de sens qui ne sera pas exactement restitué par un autre. S’attaquer à l’ambiguïté d’une langue en contrant des règles perçues comme imparfaites, c’est aussi risquer une perte de sens. Faut-il remplacer tous les termes ayant un lien avec la maternité et rompre ainsi avec leur histoire, sous prétexte d’éliminer toute référence possible à la mère ou à la femme ? Cette référence est-elle foncièrement condamnable ? Et faut-il parler de sexisme dès qu’elle existe ? Comme on l’a vu avec Nicolas Tournadre, on parle aujourd’hui de salaire (salarié…) sans pour autant compter se faire payer en sacs de sel.
Est-ce que fondamentalement, imposer un pendant masculin à tous ces termes ou dénicher le mot le plus neutre possible changera la donne ?

La langue n’est pas froide, objective, distante, en ce sens elle est loin d’être juste. Tenter de pallier à tous ses manquements sur ce terrain, en créant systématiquement des équivalents dans l’un ou dans l’autre genre, ne garantit pas d’une part, que l’usage les conserve sur le long terme, d’autre part de la rendre plus juste.

Pour reprendre les propos d’Alain Bentolila (en réaction à la proposition de Florence Montreynaud) :

« ce n’est pas parce que vous faites une proposition qui est pleine de culture et de savoir que pour autant vous allez influer sur l’utilisation de ce terme ni changer quoi que ce soit d’ailleurs aux usages et aux mœurs »

Mais alors, quelle attitude adopter ? Ne rien faire ? N’y a-t-il dans ce débat que matière à des constats stériles ou peut-on s’en inspirer pour enrichir et faire avancer la langue ?

Si l’écriture inclusive, ses règles en tant que telles semblent poser problème en matière de création littéraire, ce désaccord peut néanmoins être source d’inspiration comme c’est le cas pour Roberte la Rousse, qui en poussant la logique à l’extrême a réussi un véritable tour de force : son écriture milite non seulement pour la visibilité des femmes dans la langue mais revisite la grammaire de manière créative, pour en faire quelque chose qui interpelle, provoque, déconcerte. Rien d’étonnant à la virulence des commentaires qu’elle suscite, nous en rapportons quelques-uns ici :

Bruineux : « Il va de soi que l’expérience est poussée à l’extrême, ce qui met en lumière la problématique avec un recul bienvenu dans la discussion. Tout en soulignant des faits (tels que l’Académie est sexiste ; la grammaire française a été arrêtée arbitrairement au XVIIe siècle sur des bases sexistes qu’il n’est pas absurde de remettre en perspective aujourd’hui…), la démarche ne se prend pas au sérieux.
[…] une portée littéraire, poétique, parce qu’expérimentale. L’Oulipo était une autre expérience littéraire. Condamner celle-ci simplement parce qu’elle parle de féminisme et que l’on considère ces vues comme extrêmes (ce qui, rappelons-le, est ici le but, afin de pointer l’absurdité de la grammaire arbitraire), ce n’est pas cohérent si on ne condamne pas dans le même temps les autres expériences littéraires.
[…] Bref, les jugements expéditifs sur le mode « il y a pire dans le monde, donc pourquoi s’en soucier » sont un sophisme ridicule pour qui prétend réfléchir – d’autant qu’il me semble assez aisé de classer le sexisme dans « les agressivités sociétales ». »

Armelle : « Quand je lis le verbiage de M ou Mme Bruineux, je suis effondrée et inquiète. Je cite: « afin de pointer l’absurdité de la grammaire arbitraire »… Comme si une grammaire pouvait être autre chose qu’arbitraire, c’est enfoncer une porte ouverte […] Après il y a l’usage, les siècles, les règles lentement établies qui permettent un langage commun, et à la beauté du style de prendre son essor. […] Ferait mieux de s’occuper des difficultés réelles des femmes en entreprises. »

Bruineux : « vous confondez l’arbitraire « des règles lentement établies » et l’arbitraire des choix de prescripteurs […] Bien sûr que la grammaire est par définition arbitraire (du coup pourquoi le jeu de la rendre arbitrairement différente vous pose-t-il problème ?), n’empêche que des possibilités existent au sein de la langue, et dans son histoire, pour adapter certaines règles. […] Et si quelqu’un décide de les utiliser, ça n’empêchera personne de le comprendre. Cette personne sera bien sûr hors du « bon usage », mais honnêtement, en quoi ça mènerait au « bordel assuré » que vous promettez ?
La langue est par nature formatrice. De plein de choses, dont notre rapport au monde. Est-ce si aberrant de penser qu’une grammaire où le masculin ne l’emporte pas forcément sur le féminin apporterait un rapport au monde moins sexiste ? Est-ce si aberrant de penser que pour « s’occuper des difficultés réelles des femmes en entreprise », il ne suffit pas de dire « c’est pas bien ! », mais qu’il faut un changement de mentalité global quant à la visibilité, et à l’affirmation des femmes dans la société en général, et pourquoi pas dans la langue en particulier ? »

Un échange qui a le mérite de soulever les points de désaccord classiques – l’idée qu’on a mieux à faire que de s’occuper de grammaire, le caractère arbitraire de cette grammaire qui rendrait absurde une surinterprétation féministe, et les questions d’usage et de style – mais également celui d’envisager, ou de rétablir une liberté d’écrire. L’idée qu’on puisse se comprendre malgré des usages différents, et que déroger consciemment à la règle puisse être perçu non comme une faute, mais comme de l’inventivité, voire comme une prise de recul salutaire, sort de l’habituelle politique linguistique qui veut qu’il n’y ait qu’une seule bonne manière d’écrire et de parler. Encore faut-il connaître la règle de référence pour que ce choix fasse sens…

Quand utiliser l’écriture inclusive/le langage inclusif ?

Les avis sont partagés quant aux cas d’utilisation de l’écriture inclusive : pour Éliane Viennot, l’appellation écriture inclusive est déjà réductrice, il faudrait parler de langage inclusif. Il ne s’agit pas, en effet, de se limiter à une abréviation caractérisée par le point médian, mais de modifier les règles d’accord et de substituer certains mots à d’autres, des transformations qui affectent forcément l’oral.

Anne Dister, linguiste, recentre davantage l’enjeu autour de l’écriture : pour elle, il s’agit avant tout de « montrer dans les textes qu’on parle et qu’on s’adresse aux hommes et aux femmes ». Encore cible-t-elle des domaines précis : elle préconise par exemple de préférer « le panier du ménage » au « panier de la ménagère », un indice socio-économique qui ne justifie pas qu’on bute sur un terme sexiste. En matière de termes juridiques, elle propose de remplacer « père de famille » par « personne responsable ». Elle évoque également la question des Droits Humains plutôt que les Droits de l’Homme, un point auquel Florence Montreynaud attache également beaucoup d’importance : d’après elle, le français est prisonnier d’une appellation historique qui n’a plus lieu d’être, puisqu’elle fait référence à un temps où la déclaration ne concernait que les êtres de sexe masculin. En 2015, Libération publiait un article sur le sujet en rappelant que la Déclaration actuelle correspond aux droits énoncés dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et non à ceux de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : de l’une à l’autre, le français a conservé le terme homme quand d’autres langues ont choisi de le modifier.

« Ces modifications n’ont rien d’une coquetterie inutile : les textes en question diffèrent en effet sur des points essentiels. En particulier, la Déclaration de 1789 ne s’appliquait pas aux femmes : dans ce document, le terme « homme » a été retenu non pas en raison de sa valeur générique supposée mais spécifiquement pour désigner les personnes de genre masculin à l’exclusion des personnes de genre féminin. Au contraire, la déclaration de 1948 érige dès son préambule la protection contre la discrimination de genre au rang de droit universel. La confusion entre les deux déclarations entretenue par l’emploi d’une expression identique minimise donc l’importance du droit énoncé en 1948, pourtant essentiel à l’universalité de la DUDH puisqu’il assure l’inclusion des femmes au sein de l’humanité. »

En revanche, on peut s’interroger sur une remarque d’Anne Dister : « pour ne pas dire les experts on peut dire les personnes responsables » ; qu’est-ce qui, ici, justifie l’emploie d’un mot plutôt qu’un autre ? Si on avance que le pluriel « experts » est sexiste parce que masculin, l’ensemble « personnes responsables » peut l’être aussi puisque exclusivement féminin… Certes, avec ce groupe nominal, nous n’avons pas à nous embarrasser du masculin qui l’emporte au pluriel sur le féminin – la question ne se pose pas puisque « personne » est féminin dans les deux cas. Mais entre « personne responsable » et « experts », d’une part, l’écart sémantique est flagrant ; et d’autre part, si l’on prétend que le genre a un impact sur les représentations, peu importe la logique qui conduit à choisir un épicène féminin ou un masculin pluriel, reste qu’on représentera forcément davantage un genre ou l’autre. Sans compter qu’il ne faudra pas beaucoup de mauvaise volonté pour arguer, sur la foi d’un sentiment d’injustice vis-à-vis du sexe masculin, qu’il vaudrait mieux dire « les individus et personnes responsables » – alors seulement nous pourrons parler de représentation équitable.

Au sujet de la fréquence et la pertinence de l’emploi d’un langage non discriminatoire, Anne Dister relativise : si elle trouve d’être attentif à certaines formules en début de texte, notamment au moment de l’adresse – chers étudiants, chères étudiantes – elle s’accommode très bien par la suite de l’usage du masculin pluriel. Après tout, « quand on dit « les voyageurs sont invités à se rendre sur le quai 4 », les voyageuses ne restent pas sur le quai 3, elles savent bien aussi qu’on s’adresse à elles ! ».

Mais concernant les offres d’emploi, l’enjeu lui semble beaucoup plus tangible : « il est question de visibilité des femmes dans le monde du travail », un domaine où la langue administrative (pour reprendre le vocabulaire d’Antoine Belgodere) est de mise, et où les questions de représentation et de discrimination sont tout sauf accessoires.

Claudie Baudino est, elle aussi, plutôt partagée :

« dans mon livre je n’emploie pas systématiquement le point médian parce que je trouve qu’il ne faut pas réintroduire une contrainte, il faut le faire à bon escient, par exemple si vous êtes une institution, que vous publiez un guide pour les étudiants vous pouvez mettre point étudiantes, ça c’est intéressant mais après il y a aussi le maniement de la langue et il ne faut pas en faire une contrainte, il ne faut pas en faire une obligation »

Ne pas en faire une contrainte, voilà pourtant où réside tout le problème. Car que doit-on enseigner à l’école ? À partir du moment où d’autres règles d’accord existent dans les contenus médiatisés, contenus que des élèves seront amenés à connaître, à comprendre, à analyser, il semble légitime de les y exposer. Voire d’en débattre. Faut-il aussi les faire appliquer ? Les interdire ? Les présenter comme une variante, un choix d’écriture possible ?

Au Canada, certaines mesures ont déjà été prises : le Bureau de la Traduction présente ainsi sur son site des recommandations linguistiques – on écrira Claude Trépanier, on évitera Madame Claude Trépanier… Pas sûr que la mesure convienne à tout le monde. En mars, la consigne donnée par le gouvernement aux employés du service public canadien n’a pas été du goût de tout le monde : « un autre problème s’est fait sentir aux guichets » peut-on lire dans l’article du journal Marianne, « l’absence d’un « monsieur » ou « madame » pour s’adresser à quelqu’un est bien souvent considéré comme… une impolitesse ».
C’est toujours le même phénomène : imposer à un locuteur une nouvelle manière de parler, toucher à sa langue en prétendant qu’on sait mieux que lui de quoi il retourne, c’est jouer le rôle d’une autorité mal venue…

Quand la politique se mêle de la langue, ou peut-être est-ce l’inverse, les textes officiels entrent évidemment en compte : l’un des textes à revoir serait celui de la Constitution. Le site Capital pose la question dans sa rubrique Polemik, et l’on s’aperçoit qu’au-delà de l’écriture inclusive, d’autres formules sont en jeu : au lieu de « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives », le Haut Conseil à l’Égalité (HCE) recommande « la loi garantit l’égal accès […] », une manière de ne plus cantonner cette égalité à quelque chose d’occasionnellement envisageable sous réserve d’on ne sait au juste quelles conditions, mais d’en faire un droit indéniable, qui puisse être revendiqué sans risque de se voir rétorqué un conciliant « oui mais… ».
Autre proposition du HCE : insérer un alinéa dans le préambule de la Constitution, qui se présenterait comme suit :
« En vertu de l’application des principes d’égalité et de liberté, la République garantit le droit à la contraception et à l’avortement, ainsi que le droit à une vie sans violence sexiste et sexuelle ».

Mais est-il nécessaire de rappeler que ces changements sont en mesure d’impacter la société justement parce qu’il s’agit de textes officiels, visant à fournir un cadre légal à celle-ci ?

C’est néanmoins jouer sur un autre terrain que de réformer la langue de tous les jours : quelle pertinence accorder aux mesures proposées, si l’on n’a pas démontré qu’un changement dans la langue pouvait impacter directement les réalités sociales ? Florence Montreynaud parle de violences symboliques « elles sont extrêmes ces violences-là, qui nous dénient le droit à l’existence, le droit d’être nommées ».

Quel impact réel ?

À quoi bon agir sur la langue ? Pour André Perrin , c’est un effort inutile : « on n’a jamais fait maigrir un obèse en mettant son ombre à la diète ». Métaphore dans laquelle la langue serait l’ombre de la réalité extralinguistique… Et donc influencée par elle ? C’est donc « l’évolution de la société qui fait bouger la langue, et encore toujours avec du retard, et encore pas toujours ». Car la silhouette de l’ombre, à l’inverse, se modifiera en fonction du corps qui la projette, même si d’autres acteurs sont à l’œuvre… C’est peut-être ce qui dérange, cette distorsion, cette ressemblance imparfaite et démesurée, ou au contraire trop étroite pour ce qu’elle est censée représenter, alors qu’on rêve de langues-reflets à travers lesquelles saisir l’essence de chaque culture – « une représentation erronée des rapports entre la langue et la réalité sociale », assure André Perrin.

En comparant les langues, il démonte l’idée du genre comme vecteur d’idéologie :

« qu’est-ce qui autorise à penser que les femmes sont dissuadées de s’orienter vers certains métiers ou professions du fait que ceux-ci sont désignés par des mots de genre masculin ? Le français ne connaît pas de féminin au mot peintre tandis que l’italien dispose de pittrice : y a-t-il eu davantage d’Artemisia Gentileschi que d’Élisabeth Vigée-Lebrun et de Berthe Morisot ? »

« Dans le cas de l’iroquois où le féminin sert de générique, c’est-à-dire, dans notre langage, l’emporte sur le masculin, on pourrait être tenté de dire que la langue iroquoise reflète une société matrilocale et matrilinéaire dans laquelle les femmes non seulement exercent l’autorité sur les enfants, mais disposent d’un pouvoir économique et politique important puisqu’elles possèdent les terres et choisissent les chefs de clan. Malheureusement, comme le fait remarquer Marina Yaguello, « on ne peut pas dire que la langue iroquoise soit non sexiste car par ailleurs elle classe les femmes dans les
inanimés
» »

Par ailleurs, le japonais qui ne s’embarrasse pas de genre grammatical, distingue cependant les différents types de mangas en fonction du public ciblé, l’un des critères étant le sexe : parmi eux le Shōnen, destiné aux garçons, véhicule des valeurs comme la force et le courage, quand le Shōjo, qui cible les filles, raconte principalement des histoires d’amour… C’est un peu plus complexe en réalité, mais choisir une thématique particulière en espérant toucher un public plutôt féminin ou plutôt masculin, c’est une pratique qui existe indépendamment de la langue d’écriture, avec ou sans genre grammatical.

Enfin, s’il n’existe pas de masculin ni de féminin en innu, les noms sont répartis selon deux autre genres : les animés et les inanimés. Sauf que, comme l’explique Anouk Lebel, si on retrouve le couteau (mukuman) et la fourchette (tshakaimaun) dans les inanimés, la cuillère (mikuan) fait partie des animés… sauf à Pessamit, précise Lynn Drapeau (Grammaire de la langue Innue, 2014).

Ce qui tend à montrer que l’attribution d’un genre, pour les langues concernées par cette classification, ne répond pas à la logique implacable qu’on aimerait lui prêter et c’est précisément l’argument sur lequel s’appuient les Non-Inclusifs : pour Alain Champseix , « le féminin et le masculin dans la langue ne sont pas le féminin et le masculin en dehors de la langue » ; et Alain Bentolila défend que « le principe de toutes les langues du monde, c’est l’arbitraire du signe ; le genre, et pas le sexe, en français est totalement arbitraire ». Cette distinction radicale entre deux classifications, l’une linguistique, l’autre extralinguistique, serait admise plus facilement si les termes utilisés pour désignés les genres et les sexes n’étaient pas… les mêmes. C’est sans doute pourquoi les Non-Inclusifs préfèrent parler de genres marqué et non marqué : gommer la similitude lexicale pour éviter toute confusion, solution ou pirouette ?

Quant à Nicolas Tournadre, il insiste sur la part inconsciente des règles grammaticales pour démonter l’idée d’une grammaire dictatoriale, qui nous imposerait une façon de dire (et de penser ?) :

« Peut-on donc encore parler de « camisole » si l’on n’est pas conscient de la porter ? Les avis concernant cette question philosophique complexe seront sans doute partagés… »

Et il y a de quoi : est-ce que parce que l’on répète inconsciemment des règles devenues insignifiantes à nos yeux – parce qu’on ne sait plus d’où elles viennent, parce que la question ne semble pas se poser – cela justifie de continuer à vivre dans l’erreur, si erreur il y a ? Les protagonistes du Meilleur des mondes et les prisonniers de la caverne de Platon se satisfaisaient bien de leur sort, jusqu’à ce qu’on leur ouvre les yeux… Peut-on être influencé par des règles grammaticales sans s’en rendre compte ? Crie-t-on à la surinterpétation à tort, convaincu de sa propre lucidité, alors que nos synapses font à notre insu le lien entre formes linguistiques et stéréotypes sociaux ?

« Les mots, les phrases qu’on apprend par cœur, qu’on ne conteste pas, créent un univers intouchable dont des éléments se gravent dans l’inconscient »

« ne faisons donc plus scander nos enfants cette phrase d’un autre âge, à savoir que « le masculin l’emporte ». N’imprimons plus ces mots dans leur inconscient. Rétablissons la règle de la proximité, la règle de l’égalité »

Anna Gold

Encore faut-il le démontrer.

À vrai dire, c’est davantage une question d’ordre cognitif, à laquelle ne pourront répondre que des études poussées sur les représentations qu’activent respectivement des termes masculins et féminins au cours d’une discussion ou à la lecture d’un texte.
C’est ce qu’ont tenté Markus Brauer et Michaël Landry, à travers cinq études qu’ils exposaient en 2008 dans l’article Un ministre peut-il tomber enceinte ? L’impact du générique masculin sur les représentations mentales.

« L’argument le plus convainquant en faveur de la neutralité du générique masculin est probablement le fait qu’il n’y ait pas eu, jusqu’à présent, de preuves empiriques solides démontrant que le générique masculin active en français davantage de représentations masculines que féminines. Le fait qu’un biais existe dans la langue anglaise n’implique nullement que ce même biais existe en français. En anglais, les nominaux sont neutres et l’utilisation du genre est relativement rare. […] Qui, parmi nous, active des représentations masculines quand il dit « le mur » et des représentations féminines quand il parle de « la paroi » ? […] Il est tout à fait possible que le générique masculin français ait perdu, par sa fréquence d’utilisation, toute signification sexuée et active par conséquent autant de représentations féminines que masculines. »

Sans a priori, et en reconnaissant même que les études de leurs prédécesseurs sur la langue anglaise ne disent rien des effets de la grammaire française, ils soumettent aussi bien des adultes que des enfants à différentes études impliquant chaque fois deux versions du même texte : une non-inclusive et une inclusive. Leur démarche étant parfaitement détaillée dans l’article, nous nous contenterons-nous de rapporter ici leurs conclusions :

« Le générique masculin active moins de représentations féminines qu’un générique épicène, et ceci indépendamment du fait s’il s’agit de candidats politiques, d’artistes, de professionnels, de personnages de roman ou de personnes fictives. Le générique masculin affecte les femmes et les hommes, les adultes et les enfants. »

« Le générique masculin, qui n’est finalement qu’un moyen arbitraire d’éviter les répétitions trop lourdes, un « héritage » remontant à l’indo-européen commun (Dumézil, 1984), semble bien avoir un impact sur les pensées. Il ne suffit donc pas d’invoquer l’absence d’ambiguïté de la règle grammaticale du générique masculin et d’insister sur le fait que le masculin est le genre non marqué. Il ne suffit pas non plus d’affirmer que le masculin ne conquiert pas l’autre sexe, mais efface le sien. Deux questions sont pertinentes : (1) Le générique masculin favorise-t-il l’émergence de représentations plus masculines que d’autres génériques ? Et (2) Y a-t-il des situations où l’utilisation du générique masculin crée un désavantage pour les femmes ? »

Les chercheurs reconnaissent ainsi que l’enquête mérite d’être poursuivie, ne serait-ce que parce qu’elle ne nous renseigne pas en l’état sur les processus cognitifs à l’œuvre.

À bon entendeur…

Intelligence Artificielle et stéréotypes

Si les études manquent pour appuyer l’idée d’un sexisme véhiculé par la langue en elle-même, ces stéréotypes sont en revanche bien relayés par la traduction automatique ou le machine learning, à travers des associations symptomatiques : en s’appuyant sur une masse de données, parmi lesquelles reviennent certaines associations, ces systèmes perpétuent les plus fréquentes.

On trouve sur le site Forbes un article éclairant sur le sujet :

« En repérant quels mots ont le plus tendance à se retrouver autour d’un mot donné, comme « ingénieur », le modèle peut voir quels autres mots semblent le plus adaptés, comme « il ». Le problème lorsqu’on apprend à partir de corpus de textes et de dialogues existants, c’est que ce type de modèle assimile ces inégalités ou stéréotypes de genre que l’on retrouve dans la vie en termes d’emplois ou d’opportunités. »

Ainsi, l’invisibilisation des femmes dans l’écriture est répercutée, amplifiée, et entre dans le cercle vicieux du word embedding :

« En essayant par exemple de traduire certains termes en anglais, depuis le turc, qui a des pronoms neutres, une phrase comme o bir muhendis (où le sexe n’est pas précisé) devient he is an engineer (il est ingénieur), tandis que o bir hemsire est traduit par she is a nurse (elle est infirmière) »

Sheboard, un clavier pensé pour rompre avec ce type de biais, suggère de produire de nouvelles autres associations :

« C’est simple, si vous tapez « femme » le mot qui suit est lead, si vous tapez « ma fille est » la suggestion suivante sera « forte » »

En parallèle de ces questions de genre, ou peut-être en creux, comme motif à tous les débats qu’elles soulèvent, s’inscrit effectivement un autre enjeu : la façon dont on parle des femmes, voire la façon dont elles parlent elles-mêmes du monde – y aurait-il un sociolecte féminin ? Nous étudierons ces questions… au prochain épisode.

Épisode suivant :  Parler des femmes (Le)

Épisode précédent : La langue : un système logique ?

Laure Gamaury