Mélissa et Thomas, tous deux CODA – acronyme anglais pour Children Of Deaf Parents (le français EEPS, pour Enfants Entendants de Parents Sourds, étant moins utilisé car moins facile à prononcer) – signent depuis toujours avec leurs parents et parlent le français au quotidien. Bilingues, ils sont à la croisée de deux cultures et témoins de conflits identitaires bien plus complexes qu’il n’y paraît…

Un prénom, un signe

Lorsqu’ils se présentent, Mélissa et Thomas commencent par me donner leur prénom ET leur signe – autrement dit, leur nom en Langue des Signes (LS). Mais ce signe n’a rien à voir avec la transcription du prénom en alphabet signé – et pour cause : on s’imagine mal épeler le prénom de chaque personne dont on parle dans une conversation…
En LS, le nom livre d’emblée un trait de caractère ou un trait physique de la personne qui le porte : ainsi Mélissa explique que son signe est le même que celui de « pomme » en LSF (Langue des Signes Française), parce qu’elle en mangeait beaucoup quand elle était petite ; tandis que le signe de Thomas vient du fait qu’il se ronge les ongles.
Or, si c’est – en général – à nos parents que revient le choix de notre prénom, nous, entendants, ne pouvons nous voir octroyer un signe que par un Sourd. Et par Sourd, comprenons quelqu’un qui appartient à la culture Sourde… Mais encore ?

Deux langues, deux cultures

Si le dialogue est difficile entre Sourds et Entendant, ce n’est pas qu’à cause de la langue : durant le congrès de Milan (1880 : « Congrès international sur l’amélioration du sort des sourds-muets »), auquel sont présents plus de deux cent cinquante Entendants pour trois Sourds, on décrète que, concernant l’éducation des jeunes sourds, « la méthode orale pure doit être préférée » sous prétexte qu’elle seule leur permettra de s’intégrer dans une société faite majoritairement d’entendants. On estime alors que les signes, qu’on ne reconnaît pas comme une vraie langue, vont dissuader l’enfant d’apprendre à parler… Même si on sait aujourd’hui que c’est tout l’inverse, cette décision a fait des ravages durant plus d’un siècle sur notre approche des langues signées et aujourd’hui encore, l’effet s’en ressent. Ainsi, si la LSF est officiellement reconnue comme langue à part entière depuis la loi du 11 février 2005, nombre d’entre nous pensent encore à elle comme à une langue-béquille, un code universel fait de mimes et d’approximations.
Âgés de 25 et 22 ans, Thomas et Mélissa font partie d’une génération de CODA qui a suivi le
« Réveil Sourd » – période que l’on situe autour des années 1980 avec notamment les recherches de William Stockoe, et plus tard celles de Christian Cuxac et de Bernard Mottez ; ou encore la naissance de l’International Visual Theater en 1976, fondé par Alfredo Corrado, Sourd Américain, et Jean Grémion, Entendant Français.
Ils ont baigné dans ce climat particulier, entre revendications des Sourds et a priori des Entendants, et nous avons souhaité les interroger – mais ce qui devait être un entretien a très vite tourné en dialogue, dans lequel l’un et l’autre s’interrogent et se complètent :

Assimil – Parlez-nous un peu de vos familles…
Mélissa – Ma mère est sourde profonde et mon père est sourd mais appareillé, moi je suis malentendante et j’ai deux petits frères, dont un qui est malentendant et un qui entend très bien.
Thomas – Mes parents sont sourds aussi et ma sœur est entendante. Mon père est oralisé – pas oraliste, mais oralisé. Il est entre les deux : il était à l’école il y a plus de quarante ans et la langue des signes y était encore prohibée… Donc il a été oralisé, de force en quelque sorte. Après il a fait des études qui lui ont plu, il n’a pas eu trop de barrières. Mais ma mère à l’opposé est fière d’être Sourde : elle oralise aussi, parce qu’elle a été oralisée, mais elle refuse les appareils, elle signe, et quand on lui demande de parler moins fort… elle parle encore plus fort !
M – Ma mère aussi ! Mais mon père par exemple, n’est sourd qu’à 80% et appareillé, il parle très bien, et j’ai l’impression que les sourds à 80% appareillés sont vraiment entre les deux, parce qu’ils sont complètement acceptés par les Sourds, et qu’en même temps ils arrivent à s’en sortir avec les Entendants. Alors que les Sourds comme moi, qui ont une surdité légère, on nous explique parfois qu’on n’est pas plus Sourd qu’une personne âgée… On a des parents Sourds, mais on nous considère comme des Entendants. Ça dépend vraiment des points de vue des Sourds.

A – Oraliste, oralisé… ça veut dire quoi ?
T – Les oralistes, ce sont ceux qui se sont battus pour que les Sourds soient oralisés, ce sont souvent des Entendants qui ont été dans le corps enseignant. Les oralisés ce sont ceux qui ont subi, des Sourds qui ont été forcés à parler. Ma mère n’aime pas les Entendants, parce qu’on l’a forcée à parler alors qu’elle n’y arrivait pas. Quand elle parle, on n’est que deux à la
comprendre : ma sœur, et moi.
M – C’est « l’accent Sourd » comme on dit.
T – C’est ça. Elle a un très très bon niveau de français écrit, mais dès qu’il faut parler, barrière…
M – Ma mère m’a raconté que quand elle était jeune, elle disait que si elle avait un enfant entendant, elle le jetterait à la poubelle ! Bon, elle m’a eu, j’étais entendante… Et je suis là ! Mais elle a beaucoup de rancune envers les Entendants : elle m’a raconté les séances d’orthophonie, l’ongle planté dans la gorge pour faire « iii », les verres d’eau jetés à la figure quand elle n’arrivait pas à faire le son [ʁ]…
T – C’était sympa l’éducation… C’est pour ça que la distinction entre oraliste et oralisé est importante.

A – Mais si un entendant parle la langue des signes ?
T – Il n’est plus entendant… Il est dans la communauté Sourde.
M – Si il signe il est accepté.
T – C’est pas d’un point de vue physiologique, mais communautaire.

A – On peut être sourd physiologiquement parlant, mais ne pas être Sourd, de ce point de vue communautaire ?
T – Chez les Sourds il y a tout un spectre qui va du sourd profond à l’entendant, et entre les deux il y a plein de Sourds qui ne savent pas où est leur place. Il y a les Sourds oralistes, ceux qui sont implantés, ceux qui sont juste appareillés…
M – Ceux qui pratiquent le LPC [Langage Parlé Complété]…
T – Ceux qui pratiquent une langue des signes un peu bancale, ceux qui ont une langue des signes très rigoureuse… Il y a des gouffres qui se font. Et puis il y en a qui ne vont jamais pouvoir s’intégrer avec les Sourds parce qu’on voit que tu es appareillé, que tu es implanté et on te demande « t’es quoi, t’es Entendant ? t’es Sourd ? », et il y en a beaucoup comme ça qui sont entre les deux parce qu’on implante tout le monde aujourd’hui. On a voulu soigner la surdité comme si c’était une maladie alors que c’est une culture, on ne peut pas soigner une culture.
M – Et puis certains Sourds rejettent l’implant, parce que pour eux, ça revient à éradiquer leur culture, à les éradiquer eux.

A – Et vous, vous vous situez où ?
T – Moi je suis CODA, donc je ne suis pas entendant… Je suis ni sourd ni entendant.
M – En fait il y a plusieurs points de vue : il y a les CODA comme nous qui pratiquons la langue des signes et qui sommes vraiment dans la communauté Sourde – enfin, pour moi j’en fais partie – et les CODA qui ne signent pas du tout, et qui sont plutôt dans le rejet de la surdité de leurs parents. Ils n’ont pas la culture Sourde en quelque sorte, puisqu’ils la rejettent.
T – Pour moi ils l’auront quand même : qu’ils la rejettent ne change rien, ils font partie de la communauté Sourde, puisqu’ils ont vécu avec des Sourds…
M – Je ne sais pas… J’ai un ami qui est CODA aussi, quand je l’ai rencontré il ne savait pas signer, et moi ça m’a choquée.
T – Je pense que ça dépend aussi de la façon dont tes parents t’incluent là-dedans, il y a des parents qui ne veulent pas que leur enfant entendant apprenne la langue des signes. Ça dépend de la vision que tu as de toi-même, handicap ou pas handicap… Ma mère par exemple, est fière d’être Sourde, toi c’est pareil, donc forcément on est concernés. Toi, tes enfants apprendront la langue des signes, qu’ils le veulent…
M – Ou non !
T – Ce sera une langue maternelle. Mais toi tu es fière de ta langue des signes, fière de ta culture sourde. Il y en a aussi qui sont dans le rejet d’eux-mêmes, qui ne veulent pas donner cet héritage-là.

 

A – Justement, être CODA, qu’est-ce que ça implique au quotidien?
M – Quand on est l’aîné ça implique pas mal de choses, notamment la traduction avec… un peu tout le monde.
T – On est interprète gratuit quoi.

A – Et vos frères et sœur ?
M – L’un de mes frères entend moins bien que moi donc il ne peut pas traduire, c’est mon autre frère, qui lui entend très bien, qui prend le relais depuis que je suis partie à la fac.
T – Moi c’est encore différent parce que ma sœur signe très peu au final, elle a un code maison avec mon père. J’ai pris la place d’interprète, et je parlais avec ma sœur donc elle n’en a pas eu la nécessité.
M – Oui pareil, avant que je parte à la fac mes frères n’avaient pas le même niveau que moi, et depuis que je suis partie, Jimmy, qui m’a remplacée, a augmenté son niveau. Et depuis que j’ai des cours de langue des signes, moi je suis derrière à lui dire « non, c’est comme ci, non, c’est comme ça… ». Mais c’est vrai que les parents ne te corrigent pas forcément, parce qu’ils te comprennent.
T – Moi j’avais un code maison avant d’arriver à la fac… Beaucoup de langue des signes mais beaucoup de code maison aussi. De la langue des signes non standardisée en fait, alors que maintenant je parle en LSF.

A – Et qu’est-ce que vous remarquez, à votre niveau, de la façon dont sont perçus les Sourds par les Entendants ?
M – Déjà, quand on est enfant, dire que ses parents sont sourds… c’est bizarre parce qu’on nous pose des questions, on nous fait des réflexions : on m’a déjà dit que mes parents étaient des singes… on est tous petits, donc c’est pas méchant, mais savoir que c’est l’image qu’ils se donnent de nous… Souvent aussi, on confond sourd et muet, mais être sourd, ce n’est pas être muet : pour l’un c’est un problème de l’appareil auditif, pour l’autre un problème des cordes vocales, c’est pas relié, c’est pas la même chose !
T – C’est une appellation qu’on a gardée du XIXe siècle, pour les écoles de sourds et muets, et on continue à le dire aujourd’hui… On entend souvent aussi langage des signes au lieu de langue des signes : c’est une erreur de traduction parce qu’en anglais, il n’y a qu’un seul mot pour langue et langage – language. En français, le langage c’est une capacité, et la langue en est l’application. On n’y fait même plus attention parce que tout le monde fait l’erreur, mais il faut juste expliquer, c’est un problème d’information.
M – Langage des signes c’est comme si on rendait la langue des signes primitive en fait…
T – C’est pour ça que je parle beaucoup de langage français… Après ils comprennent tout de suite, ils disent langue.

A – Nous, les Entendants, pour être politiquement correct, au lieu de sourd on dit malentendant, comme on dit malvoyant pour un aveugle…
M – Oui, sauf que maintenant sur les dossiers de mes parents il est écrit client malentendant… alors qu’ils sont sourds ! Ma mère est sourde à 100% et mon père à 80%. On pense que ça va les blesser, alors que non ! Il faut dire ce qui est. Au contraire, ils sont fiers d’être Sourds. Moi, si on me dit que je suis sourde, ça ne me vexera pas plus que si on me dit que je suis malentendante, alors que je suis malentendante… Enfin ça dépend qui me le dit, si c’est un Sourd qui me le dit je suis fière. On m’a déjà dit tes parents sont Sourds, donc même si tu es malentendante tu es Sourde, t’inquiètes pas.
T – Si c’est un entendant…
M – Si c’est un entendant je me dis bon, il n’a pas trop compris la nuance…
T – Je suis Sourd ou Entendant ?
M – Toi ? T’es entendant.
T – Ah oui ?
M – Mais… t’es CODA. Donc c’est encore autre chose…

A – Ça veut dire les deux ou ni l’un ni l’autre ?
M – Les deux… Mais pas sourd parce qu’il entend…
T – Donc je suis dans les deux mais je ne suis pas Sourd ?
M – De toute manière tu es dans les deux puisque tu es CODA.
T – Et si je suis interprète ?
M – Toujours dans les deux, tu seras toujours CODA quoi qu’il arrive.
T – Mais pour certains Sourds, un interprète, il n’est ni Sourd ni Entendant… Si tu enlèves l’étiquette CODA, je suis seulement interprète, je suis Sourd ou Entendant ?
M – Entendant… mais… qui sait signer.

A – Et toi, Mélissa tu la vois comment ?
T – Mal. Comme un malvoyant… Non Mélissa c’est comme moi elle est entre les deux. Bon elle devient sourde, donc future cliente…
M – Oui c’est encore autre chose…
T – On peut pas mettre d’étiquette.

 

Mal-entendant ou mal-entendu ?

Au-delà de l’étiquette, la question du statut du CODA vis-à-vis de la culture Sourde touche au moins deux cordes sensibles : celle d’un héritage linguistique, dont la transmission s’apparente à un engagement ; et celle d’une place incertaine, la place d’un enfant fort de deux cultures mais aussitôt investit du rôle de médiateur, et confronté à des tensions qui perdurent. Ainsi, si Sourds et Entendants ont bien souvent un point de vue opposé concernant l’implant ou l’idée de handicap, le regard du CODA, semble-t-il, éclaire ces sujets encore différemment.
Un autre débat bien réel porte sur l’accès aux emplois de professeurs de LSF : un Entendant ne peut être professeur de LSF puisque ce poste requiert d’avoir la LSF pour langue maternelle. Quid du CODA ? Si sa langue maternelle est bien de la LSF, d’aucuns diront qu’il évolue au quotidien dans une culture d’Entendants, ce qui n’en fait pas sa langue principale…

« Ce qui fait que je suis moi même et pas un autre, c’est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C’est précisément cela qui définit mon identité. Serais-je plus authentique si je m’amputais d’une partie de moi-même ? »

Amin Maalouf, Les Identités meurtrières (1998)

Pour en savoir plus : http://levillagedessourds.fr-bb.com/t68-coda-eeps

Laure Gamaury